Analyse des incidents

Dans cette partie, je détaille la chronologie de la séquence en analysant les incidents didactiques en essayant de comprendre le déclencheur et de suivre les perturbations créées d'abord dans le travail de groupe, ensuite dans l'institutionnalisation et enfin dans le nouveau travail de groupes. L'ensemble des dialogues et des gestes est disponible en annexe obssuites.

La présentation du travail par le professeur est courte (moins de trois minutes) ; pendant cette présentation le professeur distribue l'énoncé ; les élèves cherchent individuellement environ cinq minutes. Avant le travail de groupes, le professeur place la calculatrice et le logiciel dans le milieu matériel des élèves :  Vous avez toujours sur les ordinateurs, normalement, le logiciel qui est installé, hein, d'accord ? Vous pouvez utiliser soit votre calculatrice, soit le logiciel. .

L'observation dans le groupe d'élèves montre que la dévolution du problème est bien réalisée, même si le but n'est pas encore clair :

G2 : [...] et là les gens ils vont dire, oui mais elle est de combien, il faut nous expliquer comment on fait !

F1 : Mais on s'en fout !

F2 : Mais justement, là on explique, là, l'écart entre les deux nombres.

G2 : Oui, mais c'est quoi l'écart entre les deux nombres ?

[...]

F2 : Mais l'écart entre les deux nombres on l'a au début puisqu'on a le début de la série.

G2 : Mais, les gens y sont pas sensés,... C'est pour nous aider à expliquer ! Après, ils partent d'où ils veulent et après...

Le terme les gens désigne ici les lecteurs potentiels du compte rendu, le professeur bien sûr mais aussi l'ensemble des élèves de la classe, ce qui renvoie au contrat dans ce genre de situation, habituelle dans la classe de Jean.

Le premier incident de contrat se situe lorsque G1 donne la réponse pour la suite D :  G1 : Tu fais le premier écart, c'est égal à trois moins un deux, et après petit à petit, t'ajoutes . On peut penser à ce moment que cette définition de la suite va, à partir de cette proposition se construire formellement. Mais, la proposition est ignorée, puisque la réponse fait référence à la suite E :  F2 : Bon, on passe au suivant, parce que là... Bon ben lui, c'est facile parce qu'on multiplie à chaque fois par trois .

Dans cet épisode, G2 cherche une réponse  universelle , autrement dit une définition fonctionnelle de la suite alors que ses camarades essayent de mettre en place un procédé de construction. Le décalage entre ces deux positions fait qu'ils ne peuvent pas se comprendre à cet instant. La perturbation se poursuit comme on le verra dans la suite, parce que la cause de l'incident n'a pas été mise à jour :  G2 : Mais moi je n'ai rien trouvé, au pire ça ferait un, un, deux, deux, quatre, quatre . On voit bien ici la question de la définition de la suite qui n'est pas tranchée ; une définition par récurrence pouvant  au pire  faire l'affaire. La non unicité de la réponse est, d'une certaine manière perçue mais non acceptée :

F2 : Moi, c'est ce que j'en ai conclu, mais après... peut-être c'est un, deux deux, quatre, six six, peut-être y'a que un quatre comme il n'y a que un un.

G2 tape sur la table avec son crayon : Ouais.

F1 : Y'a pas assez...

F2 : Oui, y'a pas assez de chiffres !

Cet épisode se termine par un incident syntaxique suivi immédiatement d'un incident mathématique :

G2 déclare avoir  tout trouver , grâce à sa calculette ; il est immédiatement interrompu par G1, mais la perturbation est créée et va perdurer comme on le verra dans la suite. Cet incident syntaxique est caractérisé par le fait que la calculette doit donner, pour G2, d'une certaine façon les résultats attendus : le rôle de la calculatrice et la conception que cet élève en a, va être un enjeu récurrent dans la situation et un élément déclencheur d'incidents. En d'autres termes, se joue dans la suite le passage de la position de la calculatrice du milieu matériel au milieu objectif, passage lié à un jeu complexe de traduction de registres de représentation, entre le registre de la langue naturelle, le registre de l'écriture algébrique, et le registre de la syntaxe de la calculatrice.

Lorsque G1 conteste le résultat de G2 ; il oppose alors une nouvelle stratégie pour déterminer les termes de la suite C en la comparant à la suite B :   T'ajoutes toujours deux. Regarde. Par rapport le B et le C t'as toujours deux d'écarts . La stratégie des autres élèves étaient toujours liés à la volonté de trouver une définition fonctionnelle : comme le dixième terme, calculé de proche en proche valait 32, le quarantième devait valoir $32\times 4=128$ :  G2 : au lieu de prendre toujours deux, j'ai fait fois quatre . Une conséquence de cet incident est de remettre le doute dans les recherches :

G2 : Marque dix et quarante.

F2 : Dix et quarante au premier...

F1 : Vous êtes sûrs ?

Dans ces épisodes de la situation adidactique, les élèves passent de la situation objective à la situation de référence dans laquelle ils utilisent leurs connaissances antérieures pour construire progressivement de nouvelles connaissances et les incidents didactiques permettent d'entretenir la dynamique du groupe. En particulier, les élèves construisent la notion de rang de la suite :  G1 : On multiplie la position par un. Si tu veux la trente sixième position, tu multiplies par un donc ça fait trente six. Ch'ais pas, j'ai mis ça, moi. . Cette  connaissance  se retrouve plus tard dans les explications données ce qui place les élèves dans une situation d'apprentissage, lorsqu'ils réinvestissent une connaissance construite dans la situation de référence.

Le rôle de la calculatrice est de nouveau interrogé :

G1 prend sa calculatrice : Je suis sûr, y'a les suites là dessus !

G2 prend aussi sa calculatrice : Oui, elles y sont !

G1 : où ?

La calculatrice est encore dans le milieu matériel et deux positions apparaissent : F1 et F2 ne l'utilisent pas, G1 et G2 au contraire cherchent à tout prix à l'utiliser. Cette dynamique va se poursuivre dans toute la recherche provoquant par moment des bifurcations didactiques pendant lesquelles G2 investit une situation nildidactique en utilisant sa calculatrice pour effectuer des calculs naturalisés, comme par exemple lorsqu'il calcule $3^{40}$ et montre le résultat obtenu :  F2 : Ce truc de malade ! . L'épisode se poursuit par une perte de dévolution et une digression sur la numération orale : 

F2 : Ah mon avis c'était pas des milliards, des millions.

[...]

F2 : Ch'ais plus c'tait quoi après un milliard !

G2 : Y'a un trillard.

Cette perturbation se termine en faisant référence à la caméra présente :  Coupez, coupez ! . La référence à l'observateur apparaît encore une fois dans un moment où la distance à la situation est plus grande et où, par conséquent la confiance dans la circonstance de son engagement (en référence au paragraphe camera) se relâche ou disparait.

La dynamique de recherche est rétablie grâce à un incident de contrat : il va relancer les recherches et permettre aux élèves de jouer avec les concepts construits ; cet incident est déclenché par la lecture de la feuille de compte rendu :  G2 : C'est quoi cà ? Le nombre mille deux cent soixante quinze peut être atteint par... Ohhh ! Faut savoir à quelle suite ! Ahhh ! . La confrontation au milieu matériel provoque cet incident qui a pour effet de ramener les élèves dans la recherche après l'épisode précédent. Les cas des suites A, B C sont vite réglés. Pour la suite D, la recherche porte toujours sur une formule fonctionnelle :  G1 : Chus sûr que c'est un truc tout con, une formule toute conne. . Cet épisode débouche sur une nouvelle explicitation du processus de génération de la suite sur les premiers termes ; le milieu réagit et les élèves se rendent compte que le calcul de proche en proche risque d'être long :  (rires) G2 : Tu veux bien aller jusqu'à mille deux cent soixante quinze. Vas y ! Vas y F2, allez ! .

Dans la poursuite de la recherche de l'utilisation de la calculatrice pour résoudre le problème, G2 annonce alors qu'il a ouvert une page de tableur. L'incident syntaxique provient de ce que le procédé décrit sur des exemples n'avait pas atteint un degré de généralisation suffisant pour que la traduction du registre des calculs dans la langue naturelle puisse être effectuée dans le registre de l'écriture de formules du tableur. En revanche, F1 traduit à l'intérieur du registre de calcul dans la langue naturelle le calcul général :

F1 : Mais comment on peut faire ? Ah mais, on peut faire plus vingt et un, plus vingt deux, plus vingt trois, plus vingt quatre, plus vingt cinq, on n'a pas besoin de trouver à chaque fois le nombre... Ah, ben si ! Ben non !

F2 : Ben si, parce qu'il faut que t'aies le nombre d'avant pour rajouter. Mais on peut pas, en fait, j'crois on peut pas.

L'incident mathématique déclenché par la réponse de F2 brise la poursuite de cette stratégie ; la conversion du registre de la langue naturelle à un registre algébrique n'est pas réalisée, mais F1 continue le calcul numérique sur sa calculatrice et annonce :  huit cent vingt et un ! 4.24. Elle poursuit ses calculs numériques jusqu'à annoncer que la suite D a un terme de valeur 21874.25.

La découverte progressive de la feuille de compte rendu multiplie les incidents de contrats :  G2 : Oh, punaise. Oh ! la dernière question c'est un truc de fous, faut trouver la... . Le groupe se relance alors dans la recherche et l'incident provoque un début de recherche de représentation dans le registre graphique qui commence par un geste accompagné de :  C'est exponentiel ! C'est une courbe exponentielle, ça ! . La perturbation est locale, mais entame un processus.

Le professeur interrompt alors les recherches pour laisser le temps d'une pause et c'est la première intervention du professeur dans ce travail de groupes.

Dans la deuxième séance, le professeur distribue les premières parties des comptes rendus des groupes à tous les élèves. Il modifie ainsi le milieu matériel des élèves. Le groupe F1, F2, G1, G2 commence donc naturellement l'heure à comparer les résultats et les méthodes avancées par les autres groupes aux siens. L'investissement du nouveau milieu matériel se met en place doucement sans que les élèves ne se placent dans une situation de référence.

G2 annonce qu'il va utiliser un ordinateur quand survient un incident de contrat ; F1 en voyant les comptes rendus regardent vers les groupes travaillant sur ordinateur et annonce :

F1 : Attends, ils sont en train de tricher !

G1 : Qui ?

F1 : Ils trichent, les gens là bas ! Ils sont sur Excel !

Comme déjà signalé page [*], le tableur qui n'avait pas été directement évoqué par le professeur ne faisait pas partie pour cette élève du milieu matériel et son utilisation est perçue comme une tricherie. La re-négociation du contrat est faite dans le groupe :  F2 : Mais ils ont le droit, enfin . Le professeur intervient pour redonner les consignes, puis revient sur la demande de G2 pour expliquer le fonctionnement du tableur de la calculatrice. L'incident qui suit peut être apparenté à un incident syntaxique : le logiciel ne peut répondre qu'à une question formulée dans le registre de représentation de son langage propre ; c'est ce que ne semble pas avoir compris G2 et c'est ce qu'explique le professeur qui se place dans une situation didactique en s'appuyant sur le milieu d'apprentissage de G2 qui n'a pas encore investi la situation de référence. La perturbation provoquée par cet incident sera longue puisque, d'une part G2 se trouve conforté dans sa volonté d'utiliser la calculatrice et d'autre part bloque sur des problèmes de syntaxe.

Il semble par ailleurs que l'introduction dans le milieu matériel des réponses des autres groupes ait brisé la dynamique engagée dans la première heure. L'incident se rattache à un incident de contrat en ce sens que la modification du milieu demande une re-négociation du contrat qui se reconstruit petit à petit par l'assimilation de ce nouvel élément au milieu matériel. Progressivement, et parce que la dévolution est effective, cet élément du milieu est intégré au milieu objectif ; on constate par exemple des discussions croisées lorsque le niveau d'intégration n'est pas le même pour les élèves :

G2 essaye de trouver la syntaxe correcte de la machine en dialoguant avec F2, G1 et F1 discutent d'une proposition d'un autre groupe ; lu linéairement, le dialogue suivant peut sembler surréaliste !

G1 : Attends, la formule qu'il a mis : $u_n+n+1$, $u_n$ c'est la position, donc tu fais soixante dix

G2 : Dans le menu Aide.

G1 : Soixante dix plus un.

F1 : Ben non !

F2 : J'ai pas, moi, menu Aide.

F1 : Mais non, soixante dix c'est $n$ ; $u_n$ c'est autre chose ! Le $u$, c'est pas ce que t'as trouvé, avant ?

G1 : Mais je crois que c'est la position, hein !

F1 : Et là, c'est quoi le $n$ ?

G2 : Non mais tu sais, c'est astuce, là !

F2 : Alors ?

G2 : Ben ch'ais pas, je suis allé la dedans mais en fait y'a rien !

On peut scinder cette citation en deux pour plus de compréhension :

G1 : Attends, la formule qu'il a mis : $u_n+n+1$, $u_n$ c'est la position, donc tu fais soixante dix

F1 : Ben non !

F1 : Mais non, soixante dix c'est $n$ ; $u_n$ c'est autre chose ! Le $u$, c'est pas ce que t'as trouvé, avant ?

G1 : Mais je crois que c'est la position, hein !

F1 : Et là, c'est quoi le $n$ ?

G2 : Dans le menu Aide.

F2 : J'ai pas, moi, menu Aide.

G2 : Non mais tu sais, c'est astuce, là !

F2 : Alors ?

G2 : Ben ch'ais pas, je suis allé la dedans mais en fait y'a rien !

Il suit un épisode de discussion autour de la génération de la suite D qui se termine par un incident de syntaxe : dans le registre de la langue naturelle les élèves donnent l'impression de comprendre la génération de la suite sur des petites valeurs mais ne parviennent pas à généraliser. Ce registre ne peut être traduit dans le registre algébrique ou dans le registre de la calculatrice ; pourtant, tous les éléments semblent être présents pour écrire la définition : $D_n=\sum_{i=1}^n i$. L'épisode se termine par un incident mathématique :  F2 : Mais attends, tu vas pas prendre un nombre au pif ! , qui provoque l'abandon et digression autour de la présence du micro sur la table.

L'intervention du professeur permet à G2 de comprendre la syntaxe du tableur, et de retrouver les termes de la suite E, ce qui est en décalage avec les recherches du groupe. La formule admise de la suite D lui est alors proposée. Un nouvel incident de syntaxe fait que le calcul n'aboutit pas ; il se surajoute un incident mathématique, G1 cherchant une formule pour les nombres premiers qu'il n'arrive pas à retrouver dans ses connaissances et qui rentre en conflit avec F2 :   Y'avait une tactique pour savoir si un nombre est premier pas pour les avoir. . Ces incidents successifs, ajoutés à une attention en baisse provoquent des perturbations qui rendent la fin de la séance plus chaotique.

Gilles 2012-03-05