Genèse instrumentale

En s'appuyant sur ces hypothèses d'apprentissage, il apparaît que tout type d'outil mis à disposition des élèves dans une perspective d'enseignement ne peut être directement utilisable sans un processus d'appropriation.

L'ergonomie cognitive offre un cadre permettant de préciser ces phénomènes d'appropriation. En suivant Rabardel1995, je distinguerai l'objet matériel et l'objet inscrit dans un usage. L'objet (matériel ou non), résultat d'une construction humaine, est conçu avec des intentions. En considérant la compréhension des usages de ces objets, deux approches peuvent alors être examinées, d'une part une approche technocentrée pour laquelle le sujet occupe (ou est placé) dans une position marginale vis-à-vis de la technique et d'autre part une approche anthropocentrée dans laquelle les faits techniques sont considérés dans une dimension psychologique.

L'approche technocentrée propose une perspective de réduction de la place des hommes dans les tâches instrumentées. Dans ces conditions, le sujet n'a plus la responsabilité de la tâche mais joue un rôle d'opérateur pour exécuter les quelques fragments de tâches que ne prendrait pas en charge la technologie. Malgré le caractère excessif et outrancier de cette position, et si je m'en tiens au seul propos de l'enseignement des mathématiques, cette position apparaît encore fréquemment comme en témoigne les propos de Claude Allègre :

Les maths sont en train de se dévaluer de manière quasi inéluctable. Désormais, il y a des machines pour faire les calculs. (France soir, 29/11/1999)

On retrouve cette approche technocentrée, à l'inverse, chez les défenseurs acharnés de l'utilisation des systèmes de calculs :

L'idée de ce premier livre était de faire l'état des lieux sur le plan scientifique et de montrer que tous les examens de l'époque étaient faisables ave un système de calcul formel en deux temps trois mouvements. (Présentation du livre Zizi1993 sur http://homepage.mac.com/jacquelinezizi/OldSite/livres.html, consulté le 18 décembre 2010)

Malgré ces aspects qui peuvent paraître caricaturaux, l'approche technocentrée demeure fortement ancrée dans le monde de l'éducation. Le dernier rapport Plan de développement des usages du numériques à l'école2.18 en est un exemple frappant en présentant les outils numériques comme précédents une réflexion pédagogique :

Le développement des usages du numérique dans les pratiques pédagogiques représente une véritable opportunité de développement de l'Ecole et d'amélioration des résultats des élèves. Les technologies de l'information et de la communication pour l'éducation (TICE) constituent des outils d'individualisation de la pédagogie, à destination des enseignants, des élèves, des parents, et plus largement de l'ensemble de la communauté éducative. L'usage des outils numériques, en classe et en dehors de la classe, apporte une hausse de l'attention des élèves et constitue un atout dans la lutte contre l'échec scolaire. (page 3)

Les critiques de cette vision technocentrée de l'activité instrumentée de l'homme ont porté sur les aspects sociaux, économiques et techniques. En particulier, les études sur les erreurs humaines montrent qu'elles résultent la plupart du temps de difficultés spécifiques liées à la réalisation technique de l'objet, je cite ici [page 11]Reason1990 :

Latent errors [...] most often generated by those at the ``blunt end'' of the system (designers, high level decision makers, construction crews, managers, etc.) may lie dormant for a long time, only making their presence felt when they combine with other ``resident pathogens'' and local triggering events to breach the system's defences.

Au contraire la conception des techniques centrées sur l'homme permet en considérant les faits techniques dans leur dimension psychologique de rejoindre les conceptions vygotskiennes dans lesquelles l'outil est au c\oeur des fonctions psychiques supérieures. L'approche des activités humaines instrumentées relève alors d'une dynamique des actions finalisées et organisées du sujet. Les objets techniques que Rabardel1995 désigne par le terme artefact, en reprenant ici la terminologie proposée par [page 11]Monod1970 :

La distinction entre objets artificiels et objets naturels paraît à chacun de nous immédiate et sans ambiguïté. Rocher, montagne, fleuve ou nuage sont des objets naturels ; un couteau, un mouchoir, une automobile sont des objets artificiels, des artefacts.

Les artefacts sont des éléments médiateurs de l'activité et sont transformés par l'activité en même temps qu'ils s'insèrent dans une pratique. Cette médiation incite à étudier les artefacts non pas seulement à partir de leurs propriétés mais surtout depuis le statut que les sujets leur attribuent, et construisent au cours de leur activité pour le transformer progressivement dans un long cheminement en un instrument. Un instrument est alors défini comme un artefact auquel sont associés des schèmes d'utilisation. [page 177]Kant1905 définit le schème comme la représentation d'un procédé général de l'imagination pour procurer à un concept son image. Au sens de [page 80]Vergnaud1991, un schème est l'organisation invariante de la conduite pour une classe de situations donnée. Dans les faits, cette organisation invariante ou ce procédé général se construit dans un processus d'appropriation doublement orienté du sujet vers l'artefact (l'instrumentalisation) et de l'artefact vers le sujet (l'instrumentation).

Le processus d'instrumentation concerne l'émergence, le développement et l'affinement de schèmes d'utilisation de l'artefact à des fins précises. Celui d'instrumentalisation est relatif aux transformations et au développement de l'artefact par le sujet.

Cette approche instrumentale concernant les artefacts technologiques utilisés dans la classe de mathématiques a déjà été largement étudiée et développée : Artigue1997, Artigue1997a, Drijvers2001, Mariotti2002, Trouche2005, Trouche2007a, Drijvers2008. C'est dans la continuité de cette approche que je me place en considérant par ailleurs que l'artefact, conçu avec des intentions pour s'insérer dans des activités finalisées, est socialement négocié et que son développement comme instrument est en relation étroite avec les intentions et l'activité des acteurs.

Gilles 2012-03-05