Incidents, incidents didactiques

L'adéquation des intentions didactiques et des apprentissages effectifs vus comme des transformations d'un système cognitif d'un individu apparaît comme le résultat d'un processus mettant en jeu les relations entre acteurs, et entre acteurs et savoirs. Il s'agit de prendre en compte la sensibilité d'une situation à la construction des conditions de mise en \oeuvre ce qui renvoie aussi bien à la construction par le professeur du milieu d'apprentissage qu'aux perturbations dans les situations didactiques.

En ergonomie cognitive, le concept d'incident correspond à un événement qui arrive irrégulièrement et qui nécessite, lorsqu'ils se produit un traitement spécifique dans un laps de temps court :

Un des problèmes les plus ardus auxquels sont confrontées les communautés ergonomiques est de savoir comment concevoir, de telle sorte qu'il soit possible de contrôler et d'atténuer les événements qui se produisent de manière irrégulière, et qui, lors de leur apparition, vont exiger la mise en \oeuvre de formes multiples de coordination et d'innovation dans des laps de temps très courts au sein de contextes incertains, et qui pourront avoir des conséquences significatives. La gestion des situations d'urgence comprend l'ensemble de ces caractéristiques. [page 207]Owen2007

Cette conception de l'incident s'appuie très fortement sur le concept d'activité. L'ergonomie est une discipline centrée sur les conditions physiques et mentales de l'homme au travail et a comme objectif l'amélioration des conditions de travail. Elle offre un cadre théorique permettant :

Owen2007 distingue trois dimensions de l'activité de travail pour la gestion des situations d'urgence, les dimensions :

La réussite dans ce domaine induit une maîtrise de l'environnement dynamique alors qu'un échec risque de conduire à des conséquences imprévues. Par exemple, dans le cas du contrôle aérien, l'incident  représente toute situation qui ne respecte plus la marge de distance minimale (définie par les autorités de ATC (Air Trafic Control)) entre un avion et un autre objet .

Le contrôleur d'incident a besoin de conseils précoces lorsqu'une escalade se produit, afin de pouvoir changer de direction  pour suivre l'événement.[page 210]Owen2007

La complexité est liée au problème lui-même, mais aussi aux contradictions qui peuvent apparaître dans les tâches à effectuer : la contradiction peut apparaître entre les différentes tâches ou avec l'objectif initial. Enfin, la complexité est également liée aux perturbations minimes et multiples qui peuvent enrayer la dynamique initiale.

L'interdépendance recouvre la coordination de la gestion des tâches par différents opérateurs dans une dimension de couplage des tâches, d'interdépendances des tâches réalisées par différents opérateurs et de l'ordonnancement de différentes tâches. On se souvient par exemple de l'accident nucléaire de la centrale de Three Mile Island causé par un enchaînement de différents incidents dont la coordination, jugée a priori improbable a conduit à un accident : défaillance de matériel, incident de maintenance, de conception et procédures de conduite fournies aux opérateurs invalides ou inopérantes. L'interdépendance des tâches a été dans ce cas un accélérateur des incidents dont l'enchaînement n'a pu être maitrisé.

Janine Rogalski1999 définit ainsi un incident :

La définition la plus générique d'incident est le fait qu'il y a décalage entre ce qui est attendu de l'action et ce qui se passe effectivement. On réserve en général le terme d'incident aux cas où on évalue que ce décalage est négatif , et met en question l'atteinte du but visé. L'incident en ce sens générique n'est donc pas l'incident de discipline, mais celui directement lié au contenu de l'enseignement en jeu.

Dans une situation de classe un incident peut être considéré comme un événement que les acteurs n'ont pas anticipé. On demande au professeur de surveiller le processus et de reprendre la main lorsque survient un problème qui n'avait pas été prévu dans la conception de la situation, on demande aux élèves de comprendre les intentions du professeur lorsque la situation ne le permet pas. Pour gérer ces incidents, le professeur doit mobiliser des connaissances variées dans un temps rapide et dans des domaines différents, les élèves doivent adapter leur comportement...

Dans sa thèse, [p. 350]Roditi2001 en reprenant cette définition précise que le décalage doit être considéré en référence à la tâche et à son objectif mais pas nécessairement par rapport à l'attente du professeur qui a prescrit cette tâche ; il propose alors :

Nous proposons donc de compter comme un incident toute manifestation publique (au sens où elle s'intègre dans la dynamique de la classe) d'un élève ou d'un groupe d'élèves en relation directe avec l'enseignement en jeu, en décalage par rapport à l'objectif visé de cet enseignement.[p. 350]Roditi2001

Il en déduit une typologie des incidents relevés :

Dans sa thèse de doctorat, Alison2010 introduit le concept de hiccup2.6 en s'intéressant particulièrement aux hiccups liés à l'usage de la technologie dans la classe. Elle définit alors le hiccup comme :

The hiccup is defined as a perturbation experienced by the teachers during lessons that is stimulated by their use of the technology and which illuminates discontinuities in their knowledge. [page 217]Alison2010

Cette auteure se place alors du côté du développement professionnel des enseignants en montrant en quoi les hiccups permettent aux enseignants de prendre conscience d'une difficulté jusque là ignorée ou négligée. Elle propose alors une classification des éléments créateurs de hiccups :

  1. Aspects of the initial activity design,
  2. Interpreting the mathematical generality under scrutiny,
  3. Unanticipated student responses as a result of using the MRT2.7
  4. Perturbations experienced by students as a result of the representational outputs of the MRT,
  5. Instrumentation issues experienced by students when making inputs to the MRT and whilst actively engaging with the MRT,
  6. Instrumentation issue experienced by one teacher whilst actively engaging with the MRT,
  7. Unavoidable technical issues.
[page 220]Alison2010

Cette notion apparaît alors comme un outil méthodologique pour mettre en évidence une rupture épistémologique dans l'évolution des connaissances professionnelles des enseignants de mathématiques en lien avec un environnement informatique fondé sur la multi-représentation. Face à ces hoquets, les attitudes des professeurs sont classifiées : soit le professeur n'a pas à sa disposition de réponse et se contente de renvoyer à plus tard le traitement de l'incident ou bien cherche à provoquer un dialogue permettant de surmonter la difficulté, soit il dispose d'un répertoire de réponses bien rodé (well-rehearsed) dont il se sert pour traiter avec assurance le problème posé. Ce répertoire de réponses du professeur se construit dans le temps et peut être considéré comme faisant partie du système de ressources du professeur qui se développe et évolue, en particulier, lors des incidents (hiccups) qui permettent à l'enseignant de prendre conscience d'un manque ou d'une discontinuité dans ses connaissances.

Sabra2011 distingue, quant à lui, les notions d'incidents documentaires individuels et communautaires ; son travail traite des rapports entre les documentations individuelle et communautaire des enseignants de mathématiques et fait ressortir le caractère de révélateur et d'accélérateur des genèses documentaires des enseignants engagés dans un projet, institutionnel ou associatif. Il définit l'incident documentaire individuel comme un événement, saisissable par le professeur, conduisant à une réorganisation de son système de ressources, et l'incident documentaire collectif comme un événement apportant dans le système documentaire communautaire une ressource qui conduit à réorganiser la documentation communautaire. Un des terrains d'étude de cette recherche était le lycée A2.8 et le regard sur les ressources utilisées et partagées dans ce lycée par les professeurs participant à l'expérimentation2.9 participe à la description générale du contexte de mon travail.

Tout en m'appuyant sur ces travaux, je me distinguerai de ces approches qui se placent dans le cadre du développement professionnel des enseignants en se focalisant sur les pratiques enseignantes dans la classe ordinaire dans le cas de Roditi2001 et sur le développement professionnel des enseignants dans le cadre de classes dans un environnement MRT dans le cas de Alison2010 et sur le développement des systèmes documentaires des enseignants dans un contexte de travail collectif pour Sabra2011. Dans mon approche, les incidents didactiques seront étudiés comme des éléments déterminants de la dynamique de la classe tant du point de vue du professeur que de celui de l'élève ou, plus précisément dans les interactions à l'intérieur du couple (professeur, élève) en relation avec le milieu didactique.

J'appellerai incident didactique un événement du système didactique qui se produit de manière irrégulière, non prévu, nécessitant des acteurs une réponse appropriée. Le caractère imprévu vient de la position de l'opérateur et non pas d'une imprévisibilité en général. Pour prendre un exemple décalé du contexte de la classe, dans la circulation automobile, quand un feu est rouge les voitures s'arrêtent. L'incident se déroule lorsqu'une voiture passe au rouge. D'une façon générale, physiquement il est possible (même prévu, puisque, parfois il y a des radars sur les feux) qu'un tel événement arrive, mais il est imprévu dans le contexte de la circulation routière, et donc pour le conducteur qui, passant au vert, doit réagir rapidement, dans une situation de stress. Ainsi dans une situation didactique, les incidents didactiques peuvent concerner l'un ou l'autre des acteurs dans le déroulement de la situation. Un incident didactique est donc fondamentalement lié aux acteurs de la situation. En particulier, le même événement, dans des contextes et avec des acteurs différents peut apparaître comme un incident ou non. De la même façon, un incident didactique peut être incident pour le professeur sans l'être pour les élèves ou, au contraire, concerner un élève (ou un groupe d'élèves) ou enfin impliquer à la fois le professeur et les élèves. Enfin, un incident didactique n'est pas nécessairement décelé par les acteurs comme tel, qu'ils en soient la cible ou les témoins ; cette remarque est bien sûr fondamentale pour les conséquences possibles de l'incident et sera détaillée plus loin.

Le choix d'un environnement informatique dans les classes qui constituent le terrain de cette recherche, est fondé sur l'hypothèse que, dans ces environnements, les sources d'incidents didactiques seront d'une part plus visibles et d'autre part liés à la genèse instrumentale des professeurs et des élèves ; les principales sources d'incidents didactiques liés aux usages des technologies peuvent provenir :

Je fais l'hypothèse que ces décalages sont liés étroitement à la structuration des milieux et au concept de bifurcation didactique qui sera détaillé dans les paragraphes suivants.

La distinction d'un traitement didactique d'une situation et de la régulation d'un incident dans la classe est alors nécessaire pour comprendre les circonstances faisant déboucher les incidents didactiques sur des bifurcations didactiques.

J'appellerai perturbation didactique les effets d'un incident didactique sur la dynamique de la classe régulée par l'action conjointe du professeur et des élèves dans le système didactique.

Gilles 2012-03-05