La notion de milieu

Il s'agit dans un premier temps de préciser la notion de milieu pour pouvoir l'utiliser dans l'analyse des situations. Que représente le milieu ? Qu'est-ce qui en fait partie ? Qu'est-ce qui est extérieur ? Est-il stable dans l'évolution d'une situation ? Autant de questions auxquelles il est nécessaire de répondre pour avancer dans la compréhension des phénomènes didactiques. Les théories didactiques reposent sur des théories de l'apprentissage. Ainsi Brousseau1986 s'appuie largement sur les travaux de Piaget pour construire la théorie des situations didactiques, en particulier la théorie de l'équilibration, brièvement décrite ci-dessous.

Dans une perspective piagetienne, les connaissances se construisent dans un processus d'adaptation et d'équilibration en réponses aux contraintes de l'environnement. Les systèmes cognitifs sont constitués en cycle en relation avec les éléments du milieu. Chacun des sous-éléments du cycle pouvant être considéré comme un sous-système du système total.

L'action du sujet sur les objets environnants utilise les connaissances et les structures cognitives déjà développées. Comprendre et résoudre un problème c'est donc assimiler les connaissances nouvelles pour les intégrer au système de connaissances existant :

[...] l'assimilation, ou incorporation d'un élément extérieur (objet, événement, etc.) en un schème sensori-moteur ou conceptuel du sujet. [page 12]Piaget1975

Le processus d'accommodation, au contraire, résulte d'une action de l'environnement sur l'individu qui induit une réorganisation des connaissances.

Le second processus central à invoquer est l'accommodation, c'est-à-dire la nécessité où se trouve l'assimilation de tenir compte des particularités propres aux éléments à assimiler. [page 12]Piaget1975

La recherche de l'équilibre entre ces deux processus complémentaires caractérise l'adaptation du sujet à son environnement. Piaget distingue alors trois formes d'équilibration : la première entre l'assimilation des objets à des schèmes d'action et l'accommodation des schèmes aux objets. La seconde assure un équilibre des interactions entre les sous-systèmes et la troisième considère l'équilibration des sous-systèmes avec le système tout entier.

Dans une perspective vygotskienne, l'acquisition des connaissances passe par un processus qui part des relations interpersonnelles vers les relations intrapersonnelles. Les fonctions psychiques supérieures reposent sur des substrats biologiques mais se développent à partir de relations sociales. Le développement cognitif de l'individu est alors le résultat de ces deux développements qui interagissent l'un avec l'autre. Les processus biologiques contrôlent la croissance, les fonctions élémentaires et les processus sociaux régulent l'acquisition des systèmes de signes et les fonctions mentales supérieures comme l'abstraction :

The most significant moment in the course of intellectual developpement, which gives birth to the purely human forms of practical and abstract intelligence, occurs when speech and practical activity, two previously completely independant lines of developpement converge. [page 24]Vygotsky1978

Vygotsky soutient la thèse de la prééminence de l'apprentissage sur le développement intellectuel en développant le concept de zone proximale de développement qui permet de mesurer  le niveau qu'atteint l'enfant lorsqu'il résout des problèmes, non plus tout seul mais en collaboration .[page 351]Vygotsky1934 Par là même, il définit les seuils inférieurs et supérieurs d'apprentissage, correspondant à la zone proximale de développement :

Ce qui est capital dans l'apprentissage scolaire c'est justement que l'enfant apprend des choses nouvelles. C'est pourquoi la zone proximale de développement qui définit ce domaine des passages accessibles à l'enfant, est précisément le plus déterminant pour l'apprentissage et le développement. [page 355]Vygotsky1934

L'étude des positions des chercheurs en didactique des mathématiques à propos de la définition et du rôle du milieu est nécessaire pour faire le pont avec les théories de l'apprentissage d'une part et la modélisation de la classe ordinaire d'autre part.

Dans la Théorie Anthropologique du Didactique (TAD) le concept de milieu est étendu à  l'ensemble d'objets institutionnels qui, pour les sujets du système didactique, aillent de soi. Des objets $O$, donc, tels que les rapports institutionnels [...] soient localement stables  [page ]Chevallard1992. Pour [page 344]Chevallard2007 le milieu est défini  dans un sens proche du milieu adidactique en théorie des situations didactiques. . Il désigne, en effet tout  système dénué d'intention dans la réponse qu'il peut apporter, de manière explicite ou implicite, à telle question déterminée . Ce milieu ne peut se comprendre que dans une dialectique avec les médias, définis de façon très générale comme  tout système de mise en représentation d'une partie du monde naturel ou social à l'adresse d'un certain public . Cette position place ainsi le professeur, les systèmes de documentations à l'extérieur du milieu et résulte d'une analyse des oppositions et d'un dépassement de ces oppositions. Le milieu est dénué d'intentions et le média est porteur de l'intention d'informer. Pour qu'un processus d'étude et de recherche puisse s'enclencher dans un véritable questionnement dénué d'assujettissement à l'autorité d'une institution, une dialectique  vigoureuse (et rigoureuse)  doit exister. Les questions fondamentales portent alors sur l'état du développement de cette dialectique dans l'École et des conditions permettant l'émergence de cette dialectique ; en particulier, un média peut devenir un élément du milieu au cours d'un processus de questionnement et de mise en doute dans un esprit galiléen [page 345]Chevallard2007.

Yves Matheron Matheron2010 propose alors une définition du milieu en s'appuyant sur le concept d'ostensif. Un ostensif est un objet ayant une matérialité suffisante pour pouvoir posséder une réalité perceptible. Ainsi, les sons, les gestes, les objets matériels font partie des ostensifs alors que les idées, les concepts, les intuitions même s'ils existent au sein de l'institution, ne peuvent être montrés par eux mêmes. Le milieu est alors défini comme un ensemble  d'ostensifs qui y sont présents et de non ostensifs qu'ils évoquent  [page 88]Matheron2010. Cet auteur propose alors dans le cadre de la TAD de parler de milieu pour l'étude en référence aux Activités d'Études et de Recherche (AER) et aux Parcours d'Études et de Recherche Noirfalise2007.

Le paradoxe soulevé par Brousseau1986z est que tout système didactique porte en lui le projet de son extinction, autrement dit, les connaissances en jeu dans une situation didactique doivent être construites pour pouvoir agir dans un milieu dénué d'intentions didactiques et en particulier hors de l'interaction avec le professeur. C'est dans la société une nécessité de montrer pour l'École sa capacité à former des citoyens capables d'utiliser les connaissances à l'extérieur du système éducatif. Les situations adidactiques proposées par Brousseau1986z sont en quelque sorte une reconstruction en situation didactique des interactions sujets-milieu qui définissent les connaissances. Les différentes phases des situations adidactiques définissent des formes de connaissances différentes ; ainsi la phase d'action permet de mettre en évidence des connaissances permettant de prendre des décisions, d'effectuer des choix. La phase de formulation construit des connaissances susceptibles de décrire dans un (ou des) systèmes de représentation des objets manipulés et la phase de validation construit les connaissances susceptibles d'établir des relations entre les objets organisées pour convaincre ou pour prouver en relation éventuelle avec une théorie. Dans ces conditions, suivant la position des élèves dans la situation adidactique, suivant les connaissances nécessaires pour atteindre un savoir mathématique, des sujets distincts peuvent être confrontés à des milieux différents.

Dans ces différents points de vue, la modélisation des interactions nécessaires à l'émergence de connaissances proposent à la fois une modélisation des acteurs (élèves, professeur), des objets matériels susceptibles de modifier ces interactions (les ostensifs) et des objets immatériels (connaissances préalables, savoirs, relations aux institutions, interactions langagières...). La notion initiale de milieu dont la définition a été rappelée plus haut (page [*]) semble en effet insuffisante à décrire un système didactique inclus dans un environnement cognitif et social complexe comme le faisait remarquer Brousseau dans sa thèse :

Mais un milieu sans intentions didactiques est manifestement insuffisant à induire chez l'élève toutes les connaissances culturelles que l'on souhaite qu'il acquière. [page 297]Brousseau1986z

C'est donc le maître qui provoque chez ses élèves par la mise en relation avec un milieu judicieusement choisi les adaptations nécessaires à la modification des connaissances. Ainsi, le rôle du maître dans l'organisation et la présentation du milieu est important et montre la nécessité de proposer une structure de ce milieu, dans ce modèle de description de l'apprentissage et de l'enseignement. Dans la présentation des situations adidactiques, Brousseau propose que le maître se refuse à intervenir comme proposeur de connaissances qu'il veut voir apparaître [page 297]Brousseau1986z. Cette affirmation a dû être fortement nuancée et minimise les effets de contrat dans la classe. Les recherches ont largement montré depuis que le rôle du professeur est prépondérant dans la classe même s'il n'intervient pas, comme l'ont très tôt montré Arsac1988.

Gilles 2012-03-05